Une régression culturelle enthousiaste
: Le Langisme
Conférence présentée à Nantes
par
Jacques BERTIN[1]
Auteur, Compositeur, Interprète
et Journaliste Culturel
_
J’avais imaginé
d’intituler cette intervention : 25 ans de régression
culturelle enthousiaste. Je vais vous présenter quelques
thèses, sous forme de paragraphes parfois autonomes, certains
liés entre eux. J’espère que mes convictions ne l’emporteront
pas trop sur la simple raison ; et aussi que vous pourrez me
suivre. D’après moi - quarante ans de vie d’artiste non
subventionné, douze ans chef de service « culture » dans un
journal - il y a beau temps que les artistes et professionnels
de la culture ne dérangent plus l’ordre établi.
Il y a environ trente ans que la droite a compris qu’avec de
l’argent on ferait taire les artistes, ceux-là même qui
inquiétaient tant dans les années 60. Il me semble que c’est
l’arrivée de Carignon à la mairie de Grenoble, en 1980 (81 ?)
qui marque ce moment charnière, lorsqu’aux observateurs médusés,
il a annoncé : je ne sacquerai pas la culture, au contraire. On
les a eu par l’argent, par les équipements, les honneurs (dont
le médiatique…) ; on les a eu par les « projets » (j’en
reparlerai).
- Les équipements. Pendant les trois dernières décennies, on a
considérablement développé le nombre des « équipements ». Il me
semble que peut-être cela a aidé à éluder le problème de fond :
quelle politique culturelle ? La multiplication aussi des
candidats aux professions artistiques et culturelles (la
concurrence entre eux) agit en faveur du conformisme.
- On a vu se former une caste de récipiendaires tenant de
l’aventurier officiel, parlant haut, et plutôt inattaquables.
Dans les années 90, les dépassements de budgets, les
extravagances, les scandales furent innombrables. Mais jamais
sanctionnés. Le directeur mis en cause se défendait dans les
journaux parisiens. Puis son successeur se taisait, par peur des
représailles. Aujourd’hui, de tels scandales semblent avoir
disparu. Soit parce qu’on est devenu raisonnable, soit parce
qu’ils ont gagné collectivement. Ils : ceux qui ont eu, par
exemple, la peau de Catherine Trautmann.
Témoignage de journaliste : Il n’y a pas dans ce pays de
journalistes culturels. Il y a des nuées de candidats-critiques.
On fait du portrait, des sélections, etc. Pas d’enquête sur la
production, la diffusion, les lois, etc. La multiplication des
écoles de formation de journalistes met sur le marché des jeunes
gens par centaines, qui vivent de piges et feraient n’importe
quoi pour placer un papier et trouver un emploi permanent. D’où
la tyrannie intellectuelle des patrons (pas les capitalistes !
Juste les rédac-chef…) Et une docilité obligée des jeunes aux
idées, fantasmes, valeurs de leurs aînés. Toute leur énergie est
occupée à tenter de s’intégrer. On ne peut compter sur eux pour
se révolter.
Ce qui frappe, aussi, c’est l’unanimité apparente du secteur.
Aucun courant contestataire. En vingt ans, aucun texte, n’est
arrivé jusqu’à moi, excepté une pétition que j’avais écrite et
lancée… moi-même, « pour un service public au service du
public ». Débat d’idées ? Zéro. Jadis, une des caractéristiques
du secteur était le dévouement, ou le désintéressement. Mais le
dévouement n’est envisageable que s’il s’agit d’œuvrer à une
libération collective ! Or, depuis vingt-cinq ans, il n’est plus
question de libération par la culture, ni même de progrès du
peuple, ou de changer le monde !
- Des dévouements, du désintéressement, la France en est pleine.
Dans les associations d’entraide, de convivialité,
d’humanitaire. Et il est triste de constater que dans la
culture, il n’y en a plus guère. Je ne vais plus à la Scène
nationale. Pourquoi ? L’exaltation du forum, le sentiment que
nous avions d’avancer ensemble, de faire de la société, a été
remplacée par des successions de bonnes soirées avec des
successions d’expressions individuelles… Alors à quoi bon ?
Vous avez remarqué que j’ai prononcé le mot : peuple. Ce mot ne
se prononce plus, dans ces milieux. Ce serait populiste… Ce qui
fait que la phrase de Brecht (« Si le peuple n’est pas d’accord
avec le Parti, il n’y a qu’à dissoudre le peuple ! »), qui était
naguère un gag, est devenue une réalité.
- Les professions du spectacle et de la culture en général sont
des professions qui, par elles-mêmes encouragent pas mal le
narcissisme et l’irresponsabilité. Jadis, elles étaient
encadrées par des vieux qui ramenaient les choses aux
proportions du passé, de l’histoire de la société, de la
réalité. Et il y avait évidemment les causes, les idéaux, la
société, ultraprésente, le syndicat, les associations, les
partis, les curés, etc. Tout cela retenait le narcissisme dans
des proportions correctes. Mais c’est terminé.
- Dans la culture, on a assisté à une personnalisation des
carrières, et, dans le même temps, à une bataille corporatiste.
Corporation contre corporation : les théâtreux, d’abord, qui, il
faut bien le dire, et grâce à l’ancienne action désintéressée,
elle, des fondateurs de la Décentralisation, ont tout ramassé,
salles et budgets… Puis le Théâtre de rue, puis la Danse, etc.
Ce furieux combat d’ambitions a tenu lieu de politique
culturelle, depuis vingt-cinq ans.
- A partir de 1981, avec un mouvement d’accélération constant,
le Ministère de la culture a été remplacé par le Ministère « des
artistes », ou « de la Création ». Dans les villes, il fallait
que les « artistes » remplacent les « bureaucrates » - donc on a
supprimé les animateurs. Et maintenant, ce sont les inventeurs
d’événements, qui sont prisés.
Pour moi, la culture ne se réduit pas aux œuvres, ni aux
artistes, ni aux « Créateurs »… Mais elle contient : la prise de
parole publique, et privée, la vie en association, les rapports
sociaux, les patrimoines, l’Histoire, les œuvres d’arts, les
pratiques artistiques, y compris amateures, l’apprentissage du
public, la science, les sciences humaines, la politique, bien
d’autres choses encore ; bref, tout ce qui intéresse l’esprit
humain. C’était le but, jadis, des Maisons de la culture, qui
ont été détournées de ces missions, après 1981. Il est curieux
que les Scènes nationales soient aujourd’hui étroitement
spécialisées dans quelques-unes de ces disciplines et activités.
Et dans la représentation (le mot scène à la place du mot
maison…). J’y vois une volonté assez claire de ne pas travailler
à l’émancipation du peuple, ou du public. Donc une trahison.
- Les mairies, les conseils régionaux et généraux, tout le monde
a suivi. La France de la cultur officielle a désormais la
religion de l’artiste et de l’œuvre. Ce que Robert Abirached
appelle : « Une noria de simulacres instantanés ». « J’ai
horreur des gens qui creusent leur sillon » avait proclamé un
Nantais, organisateur connu de simulacres instantanés, dont la
Nuit blanche parisienne du week-end dernier.
- La boulimie de consommation d’œuvres va avec la boulimie de
production, et la légitimité absolue de la Création d’œuvres :
c’est bon puisque c’est de l’art. Attaquer les artistes ou
seulement prétendre diminuer la vitesse d’accélération de
l’encouragement, ou poser des questions vicieuses sur le but,
c’est mal. Refuser de subventionner une œuvre d’art, c’est déjà
de la censure… Etre contre les artistes réactionnaires, c’est
déjà être populiste. Lutter contre le mal dans la culture serait
déjà une forme de Jdanovisme, donc de tyrannie. La liberté du
citoyen s’arrête où commence celle de l’autre, tandis que la
liberté de l’artiste ne doit pas être contenue.
- Mais cette obsession de l’œuvre est le signe d’un repli. Ce
repli est celui des individus autant que de la société. On ne va
pas tenter de changer le monde, on va tenter de passer une bonne
soirée. Il y a de plus en plus de gens qui s’expriment. Mais ils
jouent un jeu personnel, insistent sur la dimension
perso-sans-prétention de leur propos… Et exigent pourtant
l’argent collectif pour le financer.
- D’où mon sentiment d’assister à une régression enthousiaste,
juste perturbée par des cris d’une allégresse de plus en plus
molle toutefois. Lorsque je dis régression, je ne parle pas du
fait que nos plasticiens ne sont pas très cotés aux Etats-Unis,
ou nos rockers à Londres. Régression, c’est une apothéose de
culture signifiant : on ne compte plus sur la culture pour
fonder la société ; la culture c’est pas ça qui va changer le
monde ! Ni nos âmes ! Puis le public va se coucher, tout ça
n’ayant pas tellement d’importance. Le lendemain tout est
oublié.
- La régression vient aussi du manque de foi que nous avons,
collectivement, dans la société. Dans celle-ci en particulier.
Et dans l’idée que la foi est nécessaire à la vie en société.
Mais ce manque de foi exprime aussi la réussite de la société :
notre confort, notre certitude qu’elle continuera. Et qu’il
n’est pas indispensable de se battre pour elle ; qu’elle n’en
est pas digne, d’ailleurs.
- Or si nous ne croyons pas à la société, alors nous ne croyons
pas à la vie ; nous croyons à la vie distraite, étriquée, la vie
sans âme : juste des petites jouissances avec des petits
couinements narcissiques. Comme nous avons le confort, notre
haine de la société n’est qu’anodine et sans risque, de toute
façon… Et tout ce tohu-bohu culturel pourrait n’être qu’un
leurre, une façon de nous bercer…
- Nous ne croyons pas que se battre pour nos valeurs soit digne.
Ni qu’il soit important de nous mobiliser pour les valeurs de
notre civilisation. Les valeurs de l’esprit, ou la démocratie,
ou l’homme. Pourquoi faire ? Nous ne pensons pas qu’il y ait du
danger. Nous ne sommes pas prêts à donner notre vie pour ça. Ni
pour rien d’autre. Sauf certains, peut-être, pour le plaisir
d’une overdose ou d’un exploit en moto ou en parapente. Nous ne
croyons pas que le militantisme puisse réussir. Que l’homme
puisse s’améliorer… Il faut vivre pleinement, mais sans donner
sa vie. Un militant c’est un type dangereux, non ? Aujourd’hui
la lutte pour la culture populaire, demain les chars russes et
le goulag !
- Il me semble qu’on retrouve là le post-modernisme dont parle
Alain Finkielkraut : absence de projet de la société
occidentale. C’est-à-dire qu’à la fois la civilisation
fonctionne, et on n’y croit pas. Je la veux en bon état, et
qu’elle aille au diable !
- La masse des artistes a submergé celle des militants
culturels. Ceux-là veulent juste s’exprimer, les autres
voulaient se mettre au service de, changer la société, vaincre
l’ignorance, travailler pour l’âme, fonder une civilisation, la
défendre, la corriger, penser au très long terme, lever des
étendards. On ne lève plus que son verre de mousseux…
- On a vu apparaître dans la presse une caste nouvelle aussi
bavarde et envahissante qu’intéressée : les
artistes-et-intellectuels, que je simplifie en Artistezés. Les
Artistezés et autres récipiendaires des postes, directeurs,
Créateurs, créeront tout sauf le désordre : ils pourraient en
être les premières victimes ! Se singulariser, sortir du groupe,
de la harde, remettre en question les propos convenus et
conformistes, c’est risquer sa peau. Cette obligation de
veulerie grégaire pourrait donc faire d’eux finalement de vrais
ennemis de l’esprit et de la culture.
- L’Etat et les collectivités abandonnent leur rôle moteur (je
suis la puissance publique et je sais ce qu’il faut faire). On
entend : « Présentez-moi un projet » ; « Ayez un bon projet »…
Le « projet » a remplacé le plan. Comme s’il était déjà de la
tyrannie que l’Etat ait une idée de ce qu’il faut faire ! La
privatisation du « ce qu’il faut faire », en matière culturelle,
indique la victoire de la classe dominante. Il est vrai qu’un
plan, cela exige d’être réalisé, et durablement. Tandis qu’un
projet, on peut en mettre un autre à la place. Le projet dit
l’incertitude, l’absence de foi ; le plan dit la foi dans la
société. Nous n’avons pas de projet de société, nous n’avons que
des projets.
- Une race nouvelle : voici le cultureux. Il est dynamique, il
sait convaincre, il a de l’entregent, il est plutôt cordial ; et
un peu filou. Ce léger cynisme garantit à l’édile une forme de
flexibilité que le croyant, inflexible et monomaniaque, ne
possède pas. Le discret, le compétent, le timide, le croyant, le
militant, n’a aucune chance.
- Le cultureux doit avoir un certain profil intellectuel. Je
vais prendre un contre-exemple : moi. J’admire Francis James et
Marie Noël ; je n’aime pas « l’art contemporain » (dans sa
version dominante : pipi-caca, fausse remise en question de nos
conformismes, etc) ; je suis passionné par le Québec ; je suis
pour le contingentement sérieux de l’immigration. Suis-je digne
d’être nommé au poste de directeur de la Scène nationale ?
Elément aggravant dans mon dossier : je ne pense pas que les
Indiens sont gentils et les Blancs méchants, et, sans croire en
Dieu, je pense que le message du Christ puis l’Eglise catholique
sont ce qui est arrivé de mieux dans l’histoire de l’humanité.
J’ai donc la physionomie soit d’un petit-bourgeois à tendances
populistes, soit de toutes façons d’un hurluberlu incontrôlable,
donc dangereux. Je n’aurai pas le poste.
- Donc, après un siècle de foi (qui mobilisait par milliers des
militants culturels désintéressés, seulement mus par l’idéal de
libération par la culture), on s’enfonce dans une sorte de
désenchantement. Fini le désordre ! La culture ne sert plus à
l’émancipation individuelle et collective, elle sert à passer
une bonne soirée, avec un « bon » livre, une « bonne » pièce,
une « bonne » musique. Et, bien sûr, une œuvre plastique
« intéressante » ou mieux : « dérangeante »…
- J’ai dit : dérangeante. Le conformisme, aujourd’hui, c’est le
dérangeant, la révolte officielle. Voici la récupération de la
révolte, dite par monsieur de Villepin, Premier ministre, cette
semaine à la Fiac : « L’art est bien la transgression dont toute
société a besoin pour se comprendre et se dépasser elle-même. »
Oui, pour leur montrer qu’il est de leur bord, il les cajole en
leur parlant de transgression ! La transgression comme rôle
assigné à l’art chez les marchands, par le chef d’un
gouvernement de droite, ce n’est pas mal ! La collusion entre
l’ordre et l’argent vous indique ce qui doit se faire :
transgresser !
Mais moi, comme artiste, je n’ai jamais voulu transgresser : je
veux chanter le monde, créer de la beauté si possible, aller le
plus profond dans moi et dans les autres, avec ma lampe de
mineur… Tout un tas de choses comme ça. Et s’il m’arrive de
transgresser, je m’en fous, je transgresserai sans états
d’âme ! Mais je n’en fais pas une ardente obligation, c’est
ridicule !
- Comment concilier la déperdition des critères de valeur
artistique (notamment formels ou académiques) avec la
surévaluation des « Créateurs » ? Il y a de moins en moins de
critères mais de plus en plus de génies, comment sélectionner
les bons ? Il ne reste que la sociologie (c’est bien parce que
c’est « symptomatique de l’époque ») ou le tribalisme : c’est
mon copain de lycée. D’où l’importance des nouvelles injonctions
(droit-de-l’hommisme, homophilie, sans-papiers, anti-lepen, etc) :
elles visent à créer une nouvelle caste de gens qui n’ont plus
besoin de débattre, mais sont réunis sur des « valeurs » qui
ressemblent de plus en plus à des ambiances (en ce qu’elles sont
épidermiques ou viscérales). Ou des modes…
J’ai décidé de nommer languisme
cette régression enthousiaste, cette allégresse sans objet,
cette façon de tourner sur soi-même en poussant des cris de
joie, cette nuit blanche sans cesse recommencée. Cette
autosatisfaction vaniteuse et suractive, ce tribalisme des
récipiendaires, ce mépris des inconnus et des discrets, ce
sirupeux des révoltes, cette arrogance du pseudo-dynamisme,
cette éreintante joie de vivre instituée en obligation ardente,
cette confiture sur la tartine de l’idéologie, cette politique
ultra-médiatisée et médiatique. Et évanescente.
Le languisme n’est pas une doctrine, il est une soirée en
ville ;
il est qu’on est tous d’accord, que c’est génial ;
il est le complot du talent et des chouettes idées ;
il n’est pas tourné vers le passé ;
il est tourné vers l’avenir comme les primitifs vers le soleil
levant ;
le languisme, c’est pas dur : c’est le contraire des ringards ;
c’est les gens qui comptent, qui se comptent ;
le languisme, c’est l’attachée de presse plus l’attachée de
presse ;
le languisme, c’est le jeunisme retouillé à mesure qu’on
vieillit : on rajoute un peu de jeune, et on retouille et ainsi
de suite ;
le languisme aime les jeunes ;
le languisme aime beaucoup les jeunes ;
le languisme pense que le problème culturel a été résolu, (grâce
surtout à du dynamisme) ;
il croit qu’en France, il ne peut plus y avoir d’artiste de
talent méconnu ;
le languisme est content de lui ;
le languisme est très content de lui ;
le languisme n’aime pas les militants, car le languisme lutte
contre la tristesse ;
un peu de ludisme permettrait de résoudre bien des problèmes,
non ?
ou alors du languisme ?
- Il y a dans presque chaque mairie aujourd’hui un adjoint à la
culture languiste. Sa foi dans la culture se résume à la phrase
suivante : « Changer le monde, ouais, mais on a très peu de
marge de manœuvre » ! C’est pas De Gaulle...
- Il rêve d’avoir un article dans la presse parisienne, ce qui
aiderait à sa prochaine réélection. Le directeur aussi. Il paie
un attaché de presse pour ça.
- Par sa nature (vente massive et brève de produits, grâce à la
mise en tutelle des médias, et en dehors de tout système
critique), le show business est un système d’aliénation
individuelle et collective qui doit être dénoncé sans relâche.
Le fait qu’il produise de temps en temps une œuvre valable ne
saurait le justifier. Construire des Zényth est de l’ordre du
crime ! C’est l’acceptation des lois du show biz (la
massification des comportements culturels, l’abaissement des
artistes sous l’autorité des médiatiques).
- Le languisme a réhabilité le show business en nous demandant
de défendre les Industries culturelles nationales.
- Personnellement, je me suis toujours passé, depuis quarante
ans bientôt, du secteur commercial, comme d’ailleurs du secteur
institutionnel. Tous deux ont cessé d’être des médiateurs.
Depuis vingt ans en tous cas, ils trient, censurent,
sélectionnent. En quarante ans de carrière, le nombre de Maisons
de la culture et de Scènes nationales où j’ai été programmé
tient sur les doigts d’une seule main. J’ai vécu toute ma
carrière dans un rapport direct avec le public. Je me passe des
subventions, des médias, des programmateurs publics, je vends
directement mes créations par correspondance… Je fais deux-cents
spectateurs dans une grande ville, cent dans une petite. Tout
seul. Mais si je parle aujourd’hui, à propos de la culture,
d’une immense déception, vous comprenez bien que ce n’est pas à
cause de mon cas : j’ai toujours su qu’un chanteur, pour
« exister », devait passer par le show biz et ne pas compter sur
un système public de soutien. Certes, l’absence constante de
politique publique dans ce secteur est scandaleuse. Mais ma
protestation vise l’effondrement de tout le milieu ; pas
l’absence de politique en matière de chanson française !
- L’éducation populaire a été jusque vers 1981 un des succès de
la République, comparable à l’éducation. Elle a formé des
millions de citoyens, de patrons et de syndicalistes, d’hommes
politiques et d’artistes professionnels. Et des générations de
public exigeant. Tout le monde le sait. C'est pour cela qu'on ne
veut plus en entendre parler.
- Malheureusement, il me semble que l’Education populaire a
aussi perdu pas mal de sa foi, sa faconde…Quelles sont les
raisons de cette atonie ? La récupération politique ; le
carriérisme des professionnels et des directions des
fédérations ; la laisse que constituent les subventions aux
fédérations… Mais aussi l’atonie de la société, qui ne croit
plus en elle-même et en la mobilisation. Et, bien sûr, la parole
dominante : les médias qui ricanent. Et le mépris du milieu
culturel. Très important. On peut même parler de haine.
- Heureusement, dans notre pays, on s’est débarrassé de
l’éducation catholique, réactionnaire et oppressive, pour
confier les enfants à TF1. L’amélioration est impressionnante.
De même les rockers du show biz ont avantageusement remplacé les
aumôniers et les instituteurs.
- Ma voisine me dit qu’à l’école, on apprend l’espagnol à son
fils à l’aide de questionnaires basés sur la connaissance du
show biz et des vedettes du sport professionnel. Le show biz est
donc considéré comme une ardente obligation. On n’est même plus
libre d’y échapper…
- Sur le show business, sur la télé, vous notez que personne
(PERSONNE), et surtout pas dans les milieux des artistezés, ne
s’insurge ou se mobilise. Alors qu’il devrait y avoir là un axe
majeur de la lutte culturelle !
- N’avez-vous pas le sentiment d’un partage des tâches entre le
show-business et l’avant-garde ? Ces deux secteurs ne
s’attaquent jamais. Ils voisinent dans les lieux subventionnés
et les cocktails du ministre. Or l’avant-garde est supposée s’en
prendre à l’ordre, au conformisme, à ce qui attente à la
liberté, aux idées toutes faites, etc.
- Je déduis de tout cela que, toutes tendances confondues, les
artistezés pédalent au profit de la bourgeoisie. Celle-ci veut
se débarrasser du peuple qui, tout au long du XXème siècle a
accumulé les victoires et lui a retiré beaucoup de ses
privilèges. Notamment, on s’est aperçu que, si on leur en
offrait la possibilité, les fils de pauvres réussissaient aussi
bien que les gosses de riches à devenir des élites.
Concrètement, cela signifiait que 1) Etre riche ne produit pas
de résultats, sur le plan génétique. 2) Mon fils risque de se
faire chouraver la place de magistrat ou de Préfet par un fils
de concierge, faut que ça cesse. D’où la campagne visant à la
régression de l’éducation, menée avec un certain succès depuis
une vingtaine d’années. Les cultureux y participent de leur
mieux…
- Ils fournissent en particulier des leurres, des fausses
causes, des combats paradoxaux ou extravagants, etc. Mais je
crois bien me souvenir qu’un auteur déjà, jadis, les avait
traités de « chiens de garde ». Chien de garde de la société
dominante. Depuis vingt cinq ans, l’expression n’est plus
employée.
- J’ai lu récemment que l’édition littéraire tournait aux mœurs
du showbiz. Ça m’a fait rire. Je connais ça depuis mes débuts de
chanteur ! On n’en meurt pas, les gars. Si ce n’est pas grave
pour la chanson, ce n’est pas grave pour la littérature. Et
maintenant, ça s’installe dans la politique. J’appelle ça le
médiatisme : effet d’annonce, leurres, effet de tube, aliénation
par le spectacle, bref, la fameuse « société du spectacle ».
Tout le monde en parle, personne ne lutte contre elle.
- Un mot sur les nouveaux concerts bien pensant : où l’on voit
les nouvelles dames patronnesses internationales : « alerter les
gens ». Le mot d’ordre : la pauvreté ne doit pas durer. Mais ce
programme politique est beaucoup plus mou que celui de la
démocratie chrétienne de Jean Lecanuet ! La dame patronnesse est
mondiale ; mais qu’elle ait de vraiment très grosses fesses ne
la rend pas moins hypocrite à mes yeux !
- Le shobiz s’affirme ainsi comme ce qu’il a toujours été : le
lieu de la bien-pensance, de l’ordre social, et incidemment, en
occupant le terrain, de la protection des classes dominantes.
Tant que Johnny s’occupe de la révolte, il ne se passera rien.
Si j’en crois le prof d’espagnol cité plus haut, vous devez
aimer la révolte façon show-biz et le sport professionnel.
- En vieillissant, je me dis que la seule voie, si l’on élimine
les révoltes bidons, c’est l’humanisme. Je trouve même qu’il y a
urgence.
- La seule révolte, c’est croire en l’homme. Le seul boulot,
c’est de l’inventer.
- La seule révolte, c’est de croire en la société.
- Personnellement, ma foi en la société, je la proclame à mes
frais. Sans aucune subvention. Lorsque j’entends dire que
monsieur Jan Fabre, à Avignon, avec des monceaux d’argent
public, a fait une programmation « radicale », je m’interroge
sur le sens de ce mot. J’ai le sentiment que je suis, dans ma
révolte, beaucoup plus radical que lui. Je suis aussi moins
cher.
- Plus de militants culturels, mais des réussisseurs festifs,
vaguement canailles qui savent tutoyer les élus. Ils croient au
show business, aux avant-gardes, et à la pseudo-révolte. Et, à
la culture, ils n’y croient pas plus que ça. Mais est-ce que ce
plan-plan peut suffire à justifier la dignité de nos vies
quotidiennes ? le courage de tous les jours du citoyen ? l’héroisme
des combattants ? Et faut-il nous mobiliser pour ce si peu de
choses ? Et dois-je vraiment payer des impôts pour ça ?
- Y aura-t-il longtemps un Ministre de la culture ? Pourquoi un
ministre de la culture dans une république qui ne croit en rien,
ne veut rien, et confond la culture avec l’entertainment ?
Pourquoi un ministre s’il n’existe aucune pression populaire en
faveur de la culture ? S’il n’est là que pour distribuer des
places et de l’argent aux professionnels, la chambre de commerce
ferait aussi bien…
- J’admets avoir confondu, moi, tout le temps que je parlais, le
Ministère de la culture et le Rotary club. Enfin tant pis…
- Ainsi, ce mouvement séculaire, commencé avec les patros, le
scoutisme, Jacques Copeau, Léo Lagrange, Uriage, Jean Vilar, les
MJC, toute l’Education populaire, est moribond. Demain on va
créer un Secrétariat aux Beaux-arts, je prends les paris !
- La passion de culture, d’instruction, qui avait saisi la
société jusqu’aux années quatre-vingt, a disparu. Désormais mes
enfants font au choix du tennis ou de la culture… Cette passion
liait la culture et la politique, et la convivialité, et la
prise de parole, et le changement social, et la libération
sexuelle, et, et et. Maintenant, la Scène nationale fait, dans
l’ensemble, une « programmation de qualité », comme je l’ai lu
ces jours-ci dans mon journal régional dans la bouche d’un élu.
Qu’est-ce qu’une programmation culturelle de qualité ? On ne
sait pas. C’est quelque chose qui est certainement comme ça
puisqu’on le dit à tout bout de champ. Mais moi, je ne suis pas
solidaire de ce milieu ; je ne le suis plus. Dans l’état actuel
des choses, je ne défend plus « la culture ». On peut lui couper
ses budgets, je m’en fous résolument ; car je sais que ça n’aura
d’importance que pour les catégories aisées qui veulent des
loisirs vespéraux. Je ne me préoccupe pas de ces gens.
- Le languiste emploie plutôt le mot « pointue » : on a des
programmations « pointues ». Ou même « très pointues »…
- Un des arguments de la politique culturelle nationale, celui
du grand-pays-avec-de-grands-artistes-qui-s’exportent est repris
sur le plan local de la façon suivante : la culture attire les
entreprises, parce qu’elle attire les « classes actives ».
Autrement dit les bourgeois. C’est une autre forme de la
« Trahison des clercs ». Vous avez sans doute entendu parler de
ce livre de Julien Benda, qui fit du bruit entre les deux
guerres. Les clercs – les intellectuels – disait-il, trahissent
lorsqu’ils se mettent au service d’un groupe, d’une idéologie,
d’un parti ou d’une classe sociale. La pensée n’est au service
que de la pensée, écrivait Benda. Eh bien, je dis moi que la
culture n’est pas au service de l’emploi, ni de l’image de notre
ville ! Et que cet argument dans la bouche d’un élu est la
preuve même de sa corruption.
Et si je veux mettre la culture au service de l’émancipation, ou
de l’homme, je suis déjà à la trahir, mais je prétends que cette
trahison-là n’est tout de même, vous l’admettrez qu’un moindre
mal ! Et dans son visage tragique, elle a tout de même une
certaine gueule.
Que faire ? Ne pas attendre l’autorisation des cultureux pour se
battre, se révolter, créer la dissension, dire son avis, les
faire chier, refuser les négativistes et les fêtards, faire
renaitre le débat, diviser la grande famille culturelle,
emmerder les cultureux, leur manquer de respect. Avant tout,
leur demander : à quoi tu sers ? Ramener de la société dans
l’étalage des narcissismes. Bref, puisqu’ils s’estiment
légitimes en tant que groupe, étant « la culture », ce qui est
soi une aberration anti-culturelle, il faut ne pas hésiter à les
emmerder collectivement.
_____________
Post-scriptum
- On va certainement me demander ce que je pense du problème des
intermittents. Au risque de ma vie – et quoi que je n’ai jamais
eu moi-même accès au système de l’intermittence, je vais tenter
d’en parler.
Dans cette foire d’empoigne des corporatismes, des clans, des
individualismes, sans plus aucun engagement moral, ni politique,
je refuse d’être particulièrement solidaire d’une catégorie qui
n’apporte pas à mes yeux à la société les armes qu’elle est
sensée lui apporter.
Le problème des intermittents est réglé par : 1) le rapport des
forces (la capacité de nuisance des artistes, la résistance du
pouvoir politique à la médiatisation de cette nuisance). 2) la
légitimité de principe du travail « culturel » (qu’il faut
comprendre désormais dans le sens de l’entertainment américain :
le loisir, le divertissement, indépendamment de toute réflexion
sur le rôle de l’art ou sur son contenu. La confusion est
totale, entre art, culture, spectacle et même publicité, et même
aliénation. Et le problème des intermittents est réglé en dehors
de toute réflexion sur la culture.
La manière dont les intermittents défilent en proclamant qu’ils
sont la culture me paraît une appropriation exagérative qui ne
correspond pas avec l’atmosphère générale du milieu telle
qu’elle est de plus en plus visible. Personnellement je suis
solidaire de tous ceux qui, avec moi, se proposent de travailler
à changer le monde par la culture. Les autres, je suis aussi
solidaire que je le suis avec les agriculteurs, ou les artisans,
mais pas plus. Il y a vingt ans que tout le monde savait que ça
finirait mal.
Tout le monde est coupable. D’abord, le ministre (les anciens
ministres, depuis vingt ans) pour des raisons démagogiques : on
ne contingente pas les artistes ; et d’ailleurs, ce n’est pas
mon affaire, voyez le CNPF et le ministère du travail…
Ensuite le SFA : on a un bon accord, on va le défendre.
Un syndicat qui a un bon accord le défend, même si c’est un peu
con.
Ensuite les grandes sociétés de production audiovisuelles à
commencer par les chaînes de télé publiques, et privées. L’Opéra
de Paris. Les maires de toutes les villes.
Ensuite les patrons du théâtre subventionné, qui ont profité de
ce système pour virer les équipes permanentes, après 1981, et
asseoir leur nouveau pouvoir, celui des « Créateurs » ; puis qui
sont assez hypocrites pour signer les pétitions des
intermittents !
Ensuite les artistes. Il y a ceux qui se sont installés dans une
gestion pépère de leur carrière : l’intermittence + les
subventions. Y compris ceux qui se mettent volontairement au
chômage quand ils ont assez travaillé, pour retaper leur maison.
Il y a ceux qui trichent : tous. Tout le monde triche ; y
compris mes meilleurs amis.
…Ou ceux qui travaillent pour la pub télé, donc au service de
l’aliénation. Ils ont droit au statut d’intermittent. Je ne suis
pas solidaire.
Dernier point. Ce qui me frappe c’est qu’une question n’est
jamais posée : celle des besoins culturels. Comme si par
essence, ils devaient être en croissance ininterrompue. On ne se
demande jamais de combien d’artistes nous avons besoin (aucune
statistique, aucune sociologie de ce côté-là…) C’est normal : on
ne sait pas ce que c’est que la culture ; et on ne veut pas le
savoir, c’est ce que j’ai dit plus haut. Je ne dis pas que la
réponse est aisée, ni même qu’elle est possible, mais elle
pourrait donner lieu à un débat sur les buts, le sens, de
l’action collective. Et ce qui est frappant, c’est que la
question soit taboue : avoir une idée de la culture,
aujourd’hui, c’est obscène ! Le Ministère n’en a pas, bien sûr.
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LES VOEUX DU LESTAMP
LE 10°
ETE DU
LESTAMP
30
Juin 1°
Juillet,
2
Juillet
2016
à
Nantes
LE MAL
Aux
frontières
des
sciences
sociales
Amphithéâtre
Jules
Vallès
Pour
soumettre
un
projet
de com.:
joelle.deniot@wanadoo.fr
et
jacky.reault@wanadoo.fr;
*
Entrée
libre
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Evènement
Table
ronde du 7 septembre 2012 à la Galerie Delta à Paris autour du
livre de Joëlle Deniot,
Edith Piaf, la voix le geste l'icone Esquisse anthropologique et
du vernissage de l'exposition de l'artiste nazairienne Mireille
Petit-Choubrac illustratrice du livre.-
Création sur Youtube de Jean-Luc Giraud, sur les prises de vue
de Léonard Delmaire
Cliquez
sur l'image pour accéder au
Youtube de 26 minutes.
Découvrez
Cliquez
sur l'image pour accéder au youtube de Jean Luc Giraud
sur les dessins de Mireille Petit Choubrac, l'artiste
nazairienne ayant illustré le livre de J A Deniot Edith Piaf La
voix le geste l'icone esquisse anthropologique Lelivredart 2012
Edith PIAF, la voix, le geste, l'icône.
de
ambrosiette
Esquisse anthropologique de Joëlle Deniot. Livre préfacé par
Jacky Réault, sociologue, illustré par Mireille Petit-Choubrac,
et publié aux éditions Lelivredart. (automne 2012)
La
préface est disponible
sur
www.lestamp.com
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